mardi 30 décembre 2008

Je fuis, nu

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À peine levé du lit, je m’ouvre ce matin une belle page vierge sur Word et y dépose les visions que j’ai eues cette nuit, conséquences probables du bol de Sugar Crisp et des cinq « Fruits de Mer en Bon Chocolat Belge » que je me suis enfilés avant de me coucher. Il semble que je dois faire vite et écrire avant que je ne me réveille complètement, que le souvenir de ce que j’ai vu s’étiole, se disperse, se déchire en fines lamelles de papier de soie de Noël à motifs indistincts. Judy Garland s’égosille sur ma table tournante, il semble que ce soit là un bien mauvais choix mais je sais que bientôt je ne l’entendrai même plus, perdu dans des lieux et situations que je préfère laisser au royaume de Morphée.

Premier rêve :

Je suis avec mon « mari », ou peu importe le titre que cette personne pourrait avoir dans ma vie. Nous habitons une grande maison à deux étages, décorée à la façon de ma mère : divans en cuir foncé, fôyer où crépite un feu de braises, couleurs sombres, douces et agencées. Au centre de la pièce principale passe un grand escalier de bois clair vernis qui tourne une fois sur lui-même avant de rejoindre le deuxième étage, qui forme donc une mezzanine sur deux faces de la maison : le coin nord-est. Le tout est paisible, la maison luxueuse et bien aérée. Les plafonds sont très hauts.

« Lui » et moi sommes donc assis sur le divan en cuir couleur acajou qui borde l’âtre, sirotant une tasse de thé ou quelque chose du genre. Il n’y a pas de télé en vue, la conversation est soutenue et le ton doux. Derrière les yeux brun vert de mon amoureux passe alors une lueur, subtile mais dangereuse. Puis c’est l’hécatombe.

Je reste près de lui au début. Pas un mot ne s’échange, le silence est tel qu’on dirait que même le feu de foyer a senti l’atmosphère changer et a cessé de crépiter, ses bûches rougeoyantes serrées les unes sur les autres en un tremblement muet. J’observe le bras de celui qui est avec moi sur le divan dans la grande maison. On distingue sous sa peau une espèce de pastille noire, peu épaisse et la largeur d’un œuf. La forme se déplace distinctement. L’être que je connais, je le vois dans ses yeux, est presque disparu du corps que je regarde alors, au moment où la forme sombre se rend jusqu’aux doigts de sa main droite et transforme le tout en une éclaboussure rouge brun de viscères d’où pointe un énorme pied d’araignée.

Puis tout le corps est attaqué ; je le sais bien que je ne regarde plus, terrifié, montant en trombe l’escalier. Je me réfugie dans la chambre à coucher, où je suis nu. Le monstre arrive, je l’entends. Il pleut dehors, un orage violent mais sans éclairs. J’ouvre la fenêtre sans moustiquaire et passe de l’autre côté, me cramponnant au mortier des briques beige clair d’où je vois le terrain mouillé en contrebas. Après m’être déplacé de côté et avoir senti que l’autre me suivait toujours, je rejoins le sol, où je me cache entre les arbres. Il y a en effet, en bordure du grand terrain gazonné, une petite rangée d’arbres, ni bosquet ni forêt, qui donne un semblant d’intimité aux habitants de la maison. Je suis près de la route, nu et couvert de boue sous la pluie. Je fais de l’auto-stop.


Deuxième rêve :

En ces temps-là, on se tenait toute une gang (on reconnaît Julie, Clothilde, Dorothée, …) dans un réduit aménagé sous un pont, dans une ville aux airs berlinesques. Sous le pont passait une double rangée de rails de chemin de fer, au sud, une rivière, et au-dessus, la ville, magnifique. Soir après soir, les féministes radicales qui régnaient en maître au local acceptaient de le partager avec nous, peut-être entres autres grâce aux slogans ridicules que j’affichais alors sur mes t-shirts.

Au-dessus du lieu de rassemblement se trouvait un bar dont on entendait le murmure depuis notre cachette. En ce début de soirée, nous avions décidé de nous mêler à la plèbe et d’y sortir. La place était bondée, l’ambiance rendue multicolore par quelques dizaines de lanternes chinoises, orange, rouges, jaunes, vertes, comme dans les films.

Un gars s’est présenté à notre table : il tenait à la main une télécommande à gicleurs automatiques qu’il avait trouvée et nous demandait s’il pouvait l’essayer. On l’a rabroué à coups d’insultes (quel connard!) mais l’idée m’était restée dans la tête. Qu’arriverait-il si l’on partait les gicleurs? De quoi ça aurait l’air? Ma curiosité s’aiguisait et semblait sans fond.

Il faut dire que ce n’étaient pas des gicleurs automatiques ordinaires, sorte de petit pic gris sortant du plafond et terminé par un étroit disque dentelé qui, je l’imagine, se met à tourner sous la pression de l’eau et asperge tout autour lorsqu’actionné. Il s’agissait plutôt dans ce cas d’une spirale blanche pendant à environ un pouce du plafond bas, large comme un disque vinyle mais dont le corps enroulé sur lui même était à peu près de la grosseur d’un doigt. Le tout était perforé de minuscules trous.

La soirée allait bon train mais l’idée de partir le gicleur près de notre table m’obsédait, m’obsédait, puis c’était fait. Le plafond était si bas que je n’ai eu qu’à m’étirer sur la pointe des pieds pour déclancher ledit appareil. Nul besoin de télécommande : ce fut le déluge et une panique immédiate dans tout le bar. Je n’avais pas pensé aux autres personnes présentes, ni au fait qu’en actionnant un seul des gicleurs tous les autres partiraient… je voulais seulement voir de quoi ça avait l’air, une fois en fonction. Moi et Julie riions, mais j’avais été vu, il fallait que je me sauve. Tout le monde se sauvait, dans toutes les directions. La police pouvait arrêter n’importe qui, on voyait des gens qui courraient dans tout les sens, en panique, de peur de se faire arrêter...

Après être sorti du bar, je me suis dirigé vers la rivière, me disant qu’en rampant sur le sable de son rivage, j’avais peu de chances d’être vu. Je parcourus donc une grande distance comme ça, nu sous les étoiles, dans l’ambiance toutefois claire de la nuit. Puis la rivière était une rue, mais personne ne me voyait : je rampais! J’ai passé un carrefour, puis une fontaine. Rendu à des kilomètres du bar et de mes amis, je me suis enfin levé, ayant cru reconnaître au loin la bâtisse du Emaüs, magasin de pauvres notoire où l’on peut trouver dequoi s’habiller pour très peu cher.

J’ai rencontré un premier homme, qui n’a pas voulu m’indiquer l’entrée du Emaüs, puis un autre, à l’allure d’itinérant, qui m’a conduit dans une bâtisse, puis le long d’un corridor étroit. Il m’a montré comment reconnaître la porte du Émaüs : il fallait trouver une porte « vitrée » (il voulait dire « dont le revêtement est brillant et recouvert de plastique », à ce que j’ai vu) munie d’une poignée de métal.

J’avais de plus en plus la certitude qu’il m’amenait chez-lui, je n’y pouvais rien, j’étais à sa merci. Toutefois, je me sentais en confiance : il savait que je fuyais la police – peut-être la fuyait-il lui aussi – et j’allais être en sécurité chez lui, il allait me donner quelque vêtement et je serais prêt à repartir.

Je ne me souviens pas avoir passé la porte brillante à poignée de métal, mais je sais que plus tard, j’arrivai au repère de ma gang, vêtu d’un de mes chandails à slogan typique. Clothilde m’a fait signe d’entrer, regards entendus des lesbiennes devant la porte, puis Julie m’a parlé de son nouveau projet à envoyer à Sub Pop, est-ce que ça allait marcher? On n’a plus parlé de l’incident de la veille. J’ai reproduit ici la pochette du CD que Julie avait griffonnée.